Cette carte blanche publiée sur LeVif.be le 30/11/2018 est une réponse à l’article d’opinion de M. Vanhoolandt paru deux jours plus tôt sur le même site.

A la lecture de la carte blanche de Monsieur Vanhoolandt et pour répondre à ses préambules, il me vient deux remarques.

Premièrement, lorsque l’on parle de bien-être ou de bonheur – toute espèce confondue – considérons-les comme des valeurs universelles.

Il n’y a ici aucune opposition entre le bien-être ou le bonheur des uns, et celui des autres. Il s’agit simplement de dresser un cadre général de nos relations sur terre : tous les êtres sensibles y recherchent le bonheur et ses causes, tout comme ils essaient d’y éviter la souffrance et ses causes. Ce sont des faits observables par quiconque prend le temps de regarder, et ce à tous les échelons du monde vivant : des unicellulaires aux végétaux, des crustacés aux reptiles ou aux mammifères. Chercher à satisfaire ces besoins pour soi ou ses proches n’implique aucunement de rester indifférent à la situation d’autrui. Ne dit-on pas qu’on ne peut aimer vraiment sans être en amour, et cet amour là est inconditionnel. Il s’adresse à tous.

S’intéresser au bien-être animal est donc bien loin d’un souci réservé à des « privilégiés insensibles aux détresses humaines » mais bien un engagement qui plonge ses racines dans une caractéristique partagée par l’ensemble du vivant : l’empathie[i]

Dans son second point d’introduction Monsieur Vanhoolandt parle « d’ humaniser les animaux en leur prêtant, par exemple, une « sensibilité » et une « conscience » », un pas qu’il ne franchirait jamais.

Qui parle d’humaniser les animaux, voire d’animaliser l’homme ? Chaque espèce a ses propres spécificités. Chaque individu au sein de son espèce est unique et porte en lui tous les futurs possibles.

Par contre, nous partageons tous – toute espèce confondue – un bagage génétique hérité des premières formes de vie. Seulement quelques pourcents du génome humain le différencient des bactéries présentes dans la soupe originelle dont émergea la vie. De même, conscience, intelligence, émotions et les modalités selon lesquelles elles se manifestent telles – l’amour, l’empathie, les différentes formes de culture, le langage, l’utilisation d’outils… toutes ces caractéristiques sont présentes dans le monde vivant. Darwin affirmait déjà il y a quelques siècles que la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux n’est qu’une question de degré et non d’espèce. Depuis lors, l’observation du monde vivant comme toute science a connu ses écoles et ses changements de paradigme. De l’animal objet de Descartes ou Lamarck aux behaviouristes qui ne lui reconnaissait qu’une capacité d’apprentissage soumise à la loi de l’effet, il a fallu attendre le XX siècle et l’essor de l’éthologie moderne insufflée par Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen pour que l’homme s’affranchisse enfin de ses certitudes pour s’ouvrir à la vraie dimension du monde vivant. Aujourd’hui, de Griffin et Uexkull qui encouragèrent vivement leurs collègues à regarder le monde animal à travers leurs capacités et la vision du monde qui en découle et non nos propres projections, de Jane Goodall à Frans de Waal (et tant d’autres scientifiques de renom) nous sommes entrés dans une ère nouvelle : celle de la cognition évolutive. L’animal est observé dans son environnement naturel et social et, c’est dans ses interactions, spécifiques à chaque espèce et modulées chez chaque individu, que les scientifiques s’interrogent ensuite sur les informations qu’ils recueillent. De découvertes en découvertes, parcourant tout autant le règne animal que végétal, explorant l’air, la terre ou la mer, le monde vivant commence à nous livrer ses secrets les plus cachés. La séparation factice entre l’homme et les autres formes de vie s’efface devant une loi fondamentale, celle de l’interdépendance[ii].

Alors non, Monsieur Vanhoolandt je ne peux m’inscrire dans cette vision étriquée du passé qui nous proposait une image de l’homme hissé au sommet de l’échelle des espèces et reposant sur des « propres de l’homme »[iii] tombés les uns après les autres au gré des observations scientifiques modernes. Cette vision que vous défendez tout au long de votre article n’est plus d’actualité. Elle appartient au passé. Soit vous n’avez jamais approché réellement un animal, soit vous ne vous êtes jamais intéressé au travail de ceux qui y consacrent leur vie.

La séparation que vous proposez entre l’homme et les autres formes de vie est à l’origine de bien des maux. En se coupant de la Nature, l’homme s’est coupé inconsciemment de ce qu’il est. Il a perdu nombre de ses repères. Dans sa folie il a divisé juridiquement le monde en deux catégories[iv] : l’humain et le mobilier. Ce dualisme lui a permis d’asservir le monde qui l’entoure selon ses désirs et de l’exploiter à outrance. En quelques siècles le modèle économique matérialiste qui repose sur ce dogme a mené nos sociétés aux impasses écologiques et sociales que nous traversons aujourd’hui. Tous les paramètres sont au rouge depuis… les rapports du Club de Rome[v] ou de la Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement[vi]. Près de quarante ans plus tard rien n’a changé. Aujourd’hui nos sociétés sont au bord de l’effondrement. Là où vous voyez un « abîme réel entre l’homme et l’animal que seuls les fanatiques ne veulent voir », je répondrai que cette attitude ancrée dans l’ignorance de ce que nous sommes réellement et de ce qui lie toute chose sur terre est à l’origine des souffrances infligées au monde vivant dans son ensemble.

Je terminerai par le débat que vous ouvrez sur le sempiternel argument de l’anthropocentrisme. Frans de Waal a créé récemment un nouveau terme pour y répondre : l’anthropodéni[vii] : le rejet a priori de traits proches des humains chez d’autres animaux ou proches des animaux chez nous. « Anthropomorphisme ou anthropodéni ont une relation inverse : plus une espèce est proche de nous plus l’anthropomorphisme nous aidera à la comprendre et plus l’anthropodéni sera dangereux. En revanche plus une espèce est éloignée, plus l’anthropomorphisme risque de suggérer des similitudes contestables pour des phénomènes qui sont apparus indépendamment. /… Utilisé comme moyen et non comme fin, l’anthropomorphisme critique est une source précieuse d’hypothèses. Tout est dit. Tout est dans l’attention que nous portons à notre sujet d’observation, à notre motivation et enfin, à notre capacité à comprendre ce que nous observons au-delà de notre grille d’analyse humaine. Sans cet espace et cette ouverture nous nous enfermons dans nos propres certitudes.

[i] L’âge de l’empathie – leçons de la Nature pour une société solidaire ; Frans de Waal ; 2010 ; éd les liens qui libèrent

[ii]http://www.inter-dependance.org/

[iii] Aux origines de l’humanité – le propre de l’homme ; sous la direction de Pascal Picq et Yves Coppens : 2002 ; ed Fayard

[iv] Ceci n’est pas un dauphin, manifeste pour une reconnaissance juridique du monde vivant, préface de Matthieu Ricard ; Yvan Beck et col ; 2017 ; éd. Avant-propos

[v] Quelles limites, le club de Rome répond ; 2074 ; éd. Du Seuil

[vi] Notre avenir à tous ; CMED ;1988 ; éd. Du fleuve

[vii] Sommes nous trop bêtes pour comprendre l’intelligence des animaux ?; FRANS DE Waal ? 2016 ; éd. Les liens qui libèrent

Yvan Beck, Docteur en médecine vétérinaire, écrivain et Président de Planète-Vie