Publié en 1969 par le zoologiste britannique Desmond Morris, « le Zoo Humain » relatait « qu’il ne faut pas comparer le citadin avec l’animal sauvage, mais avec l’animal captif ». 

 Aujourd’hui nous avons franchi un pas supplémentaire. Il ne s’agit plus de confiner les citadins dans des villes mais bien, mesures sanitaires obligent, d’enfermer l’homme chez lui. Reste à savoir comment il va vivre cette réduction d’espace bien plus éprouvante. En d’autres termes, comment va-t-il supporter une coupure – environnementale, sociale, familiale, … – de tout ce qui fait son humanité ?

En effet, l’homme mis en cage, comme il met en cage les animaux dans des zoos, expérimente aujourd’hui tout comme eux, les effets d’un confinement forcé. Pas d’échappatoire. Les directives sont claires. Restez chez vous. Les semaines à venir nous montreront comment il vivra – dans son corps et dans sa tête – de tels bouleversements de ses modes de vie. Une chose est sûre, ses affirmations sur l’enfermement des animaux et ses impacts sur leur qualité de vie risquent fort de changer.

Comment supportera-t-il cet enfermement ? Comment le vivra-t-il au jour le jour, jour après jour ?  Comment le vivront ses proches ?

Chacun d’entre nous construit « sa réalité » à partir d’un bagage – héréditaire et acquis – qui lui est propre. Chacune de ces réalités « est » réelle et porteuse de sens pour celui qui l’expérimente. Mon monde n’est pas celui du voisin. Celui d’un homme n’est pas celui d’un oiseau, d’un poisson, d’une souris, d’une fourmi… Pourtant toutes existent. En définitive, il existe autant de « réels » et de façons de les vivre qu’il existe d’êtres sensibles sur la planète. Nous découvrirons bientôt parmi tous ces « possibles » comment nous, humains, vivrons individuellement et collectivement les bouleversements provoqués par l’enfermement que le covid19 nous impose.

Dans le « Lodjong », l’entrainement de l’esprit à la compassion, les maîtres tibétains nous enseignent comment générer et accroître notre empathie par des approches en aspiration (traiter le but, à savoir l’aspiration qu’ont tous les êtres à trouver le bonheur) ou en action (traiter la cause, à savoir mettre en place les causes nous permettant d’atteindre ce but).

L’une des techniques proposées dans la première approche se fait en trois étapes : considérer l’autre comme un « autre soi-même », échanger sa place avec lui, le considérer enfin comme plus important que soi. Pour désamorcer le rejet des égos à ce dernier stade, SS le Dalai Lama enchaîne en rigolant que si les autres sont plus importants que nous ce n’est pas du tout que nous ne le soyons pas (…), mais tout simplement qu’ils sont plus nombreux.

Revenons à notre exercice. Il consiste à nous imaginer – et ressentir au plus profond de nous – les sensations qu’éprouveraient un guépard en courant dans la savane, un phoque de Weddel en plongeant sous la banquise antarctique, un goéland en se laissant porter par le vent… Il nous invite à étendre ensuite ces perceptions à toutes celles qui ne manqueront d’enrichir le dialogue qui s’instaure entre l’animal et son environnement naturel. Un univers riche, complexe et varié. L’afflux des informations que traite son cerveau dépasse rapidement des implications sur un plan purement physiologique. Elles tissent les liens sociaux et culturels propres à chaque espèce, et à chaque individu au sein de son espèce. Elles façonnent leurs comportements. Elles déterminent leurs besoins éthologiques.

Ne sommes-nous pas tous différents, tout comme ils le sont ? Ne sont-ils pas des individus, au même titre que nous le sommes ? Chacun d’eux aspire donc naturellement à trouver le bonheur et ses causes, tout comme il tente d’éviter la souffrance et ses causes.

Cet exercice doit être accompli sans faire de projection. Il suffit d’observer. De s’observer. De ressentir la joie, le bonheur, l’enthousiasme, la curiosité. D’ouvrir notre cœur aux émotions positives que nous traversons lorsque nous vivons en toute liberté.

Et puis, visualisons la pièce, l’appartement, la maison où nous sommes condamnés à vivre ces prochaines semaines. Nous le faisons aujourd’hui. Ce n’est pas une fiction. Cela pourrait devenir définitif. Restons à l’écoute de notre corps et de nos esprits confrontés à tant de changements. Imaginons comment le vivent d’autres espèces, d’autres individus, dans différentes circonstances. Dans un laboratoire. Un zoo. Un aquarium.

Des observations ont montré qu’une mère orque à laquelle on avait arraché son bébé d’un an pour le transférer ailleurs, avait émis des sons inconnus. Comment est-ce possible ? Et dans quel but ? On a découvert en analysant leurs fréquences qu’elles augmentaient la portée des sons émis. La mère désespérée tentait d’établir le contact avec l’enfant qu’on lui avait arraché. Que ferait une mère humaine si on lui arrachait son enfant, alors qu’enfermée elle n’a aucun moyen de s’y opposer ? Que ferions-nous dans une fratrie ou un groupe d’amis, si l’on nous séparait et nous déplaçait sans autre forme de procès. Soyons imaginatifs. Multiplions les approches, les expériences, les situations auxquels nous sommes confrontés, totalement impuissants.

Ouvrons cette fois nos cœurs à la tristesse, à la frustration, à la colère, à l’accablement qui nous réduit à tourner en rond, sans solution.

Il n’est pas question ici d’animaliser l’homme ou d’humaniser l’animal. Chaque espèce a ses spécificités. Chaque individu au sein de son espèce est unique, réagit selon des critères qui lui sont propres et porte en lui les germes de son futur. L’exercice sert seulement à ouvrir nos cœurs et nos esprits sans aucune projection personnelle, à ce que peuvent ressentir « d’autres nous ».

Nous partageons – toute espèce confondue – un bagage génétique hérité des premières formes de vie. Seuls quelques pourcents du génome humain le différencient des bactéries présentes dans la soupe originelle dont émergea la vie. Conscience, intelligence, émotions et les modalités selon lesquelles elles se manifestent telles – l’amour, l’empathie, les différentes formes de culture, le langage, l’utilisation d’outils… toutes ces caractéristiques sont présentes dans le monde vivant. Darwin affirmait déjà il y a quelques siècles que la différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux n’est qu’une question de degré et non d’espèce. Depuis lors, de découvertes en découvertes, parcourant le règne animal ou végétal, explorant l’air, la terre ou la mer, le monde vivant commence à nous livrer ses secrets les plus cachés. La séparation factice entre l’homme et les autres formes de vie s’efface devant une loi fondamentale, celle de l’interdépendance.

Pour répondre à ceux qui s’offusqueraient et brandiraient le sempiternel argument de l’anthropocentrisme, Frans de Waal a répondu par l’anthropodéni qui consiste à rejeter la possibilité d’étendre des traits proches des humains à d’autres animaux, ou proches des animaux à l’humain. Il n’hésite pas à dire qu’utilisé comme moyen et non comme fin, l’anthropomorphisme critique est une source précieuse d’hypothèses.

Vivre notre enfermement pour mieux comprendre ou ressentir ce qu’il peut signifier pour d’autres espèces est loin d’être une hérésie. Au contraire. Tout est dans l’attention que nous portons à notre observation, à la motivation qui nous anime et enfin, à notre capacité à comprendre ce que nous observons au-delà d’une grille d’analyse humaine. Dans cet espace et cette ouverture, l’empathie que nous générons nous libère de nos certitudes et de notre arrogance. Elle nous permet de rejeter les sources de souffrances que nous imposons aux animaux, dans l’ignorance de ce qu’ils ressentent. Ce type d’expérience, s’enracinant aujourd’hui dans un vécu collectif, est une opportunité merveilleuse de rendre le monde meilleur qu’auparavant. Aujourd’hui nous savons. Nous comprenons. Nous changeons.

Dr Beck – Président de Planète-Vie